CHAPITRE 12
Le buffet avait l’air d’avoir été attaqué par des requins.
« La fierté et la joie de papa. Et regardez ce qu’il en reste », déplorait Ari. Elle tendit une assiette à Spence et en prit une pour elle-même. « Eh bien, nous ferions mieux de nous joindre à la curée. Allons-y. »
Avec difficulté, ils atteignirent le bord de la table chargée d’assiettes et de plats remplis de mets variés et exotiques : crevettes sur de la glace, saumon en gelée, boulettes de viande sauce aigre-douce, plusieurs sortes de soufflés, des quiches, une roue entière de cheddar, du rosbif froid et du jambon, des queues de langoustes, des condiments et petits légumes conservés dans de la saumure, des poires à l’eau-de-vie, des crabes grillés relevés, avocats farcis de salade de poulet ou de thon, petits fours, gâteaux et beaucoup d’autres friandises que Spence avait du mal à reconnaître.
Qu’il pût identifier ou pas tel ou tel plat n’avait aucune importance. Ari leur frayait un chemin dans la forêt de coudes et de bras tendus et remplissait les deux assiettes pendant que Spence la suivait de près en essayant de ne rien renverser.
« Oh ! Non ! » soupira Ari quand ils arrivèrent à un immense bol vide ; on aurait dit que le récipient de cristal venait d’être extrait d’une tourbière. « C’est ce que je craignais. Il n’y a plus de mousse. Quel dommage ! Mais je crois savoir où pouvoir en trouver. Suivez-moi. »
Ils jouèrent des coudes au milieu de la foule en évitant les convives qui étaient restés à la périphérie tenant leur assiette sous le menton. Elle l’entraîna hors du brouhaha de la réception, à travers un couloir obscur, dans une pièce qui avait été transformée en cuisine de fortune : elle ressemblait plutôt au théâtre d’une importante bataille. Plusieurs employés du service de restauration de Gotham s’affairaient autour des plats, tentant vaillamment de reconstruire quelque chose de présentable à partir des restes étalés sur les assiettes qu’on leur passait, remplaçant les feuilles de laitue fanées, réapprovisionnant le plat dévasté. Ils travaillaient vite et bien, hissaient le plat à hauteur d’épaule et repartaient faire face à l’assistance.
« C’est ici que nous aurions dû venir dès le début », murmura Ari. « C’est plus calme. Voilà la mousse, ou ce qu’il en reste. » Elle saisit une cuillère et en déposa une bonne portion sur son assiette déjà pleine.
« Il va me falloir une semaine pour avaler tout cela.
— Vous plaisantez. Je vous ai déjà vu manger. Vous vous souvenez ? »
Il chercha du regard autour de lui un endroit où s’asseoir. Il n’y avait aucun siège dans la pièce.
« Voulez-vous que nous allions rejoindre les autres ? demanda Ari.
— Plutôt être jeté aux lions. »
Elle souleva un sourcil. « Bonne réponse. Je connais un endroit qui n’a peut-être pas encore été découvert. Venez. »
Ils s’échappèrent par une porte de côté et traversèrent le hall jusqu’à un petit vestibule. L’endroit lui parut être une sorte de petit salon privé. Trois des murs étaient occupés par des rayonnages de livres ; sur le quatrième était suspendu un grand tableau abstrait vert au-dessus d’un canapé. Une table basse devant celui-ci avait gardé les traces du passage de quelques invités venus se restaurer là, ayant laissé derrière eux les reliefs de leur repas.
« Papa appelle cette pièce sa salle de lecture. Il s’y sent plus à l’aise que dans sa bibliothèque ou son bureau. La plupart du temps, il vient ici pour faire la sieste. »
Ils s’assirent sur le canapé et attaquèrent sans plus tarder leurs assiettes. Spence goûtait d’abord chaque chose avant de les déguster une par une.
« C’est très bon, murmura-t-il, la bouche pleine.
— Rien n’est jamais trop bon pour nos invités. »
Il leva les yeux vers elle, le regard plein d’une sincère gratitude. « Merci de m’avoir invité. Généralement, je ne…» Il s’arrêta. « Je suis heureux d’être venu. »
Elle avait les yeux fixés sur son assiette. « Moi aussi, je suis heureuse que vous soyez là. Je ne pensais pas vraiment que vous viendriez.
— Pour être franc, moi non plus.
— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— Je ne sais pas. Peut-être que je suis tout simplement incapable de résister à la mousse au chocolat.
— Alors il faudra que nous en fassions plus souvent, dit-elle toute contente. Mais, vous ne l’avez même pas mangée. »
Il regarda son assiette. Elle s’était transformée en une palette peu appétissante de toute une variété de couleurs et de textures. Il la reposa sur la table devant lui. « Je n’aime pas la mousse », avoua-t-il.
Elle se mit à rire et il sembla à Spence que la pièce s’éclairait. « Comme c’est bête. Pourquoi m’avez-vous laissé vous servir ?
— Je ne sais pas. Vous aviez l’air si heureuse. »
Ari rougit légèrement et baissa la tête. « C’est vrai, je le suis. » Elle parut embarrassée et n’en dit pas plus.
Le silence avait de nouveau envahi la pièce et formait entre eux un fossé. Il s’élargit au point que ni l’un ni l’autre ne semblait vouloir le franchir. L’air devint pesant.
« Ari, je ne suis pas très bon à ce jeu-là. » Spence fut surpris d’entendre sa propre voix tremblante et mal assurée dans l’absence de tout autre bruit.
« Vous n’avez pas besoin de parler, dit Ari. Je comprends.
— C’est que…» Il ne trouvait pas les mots.
« Je vous en prie. Cela n’a aucune importance. » Elle lui sourit, puis dit en penchant la tête sur le côté : « Je pense que nous devrions aller retrouver les autres. Papa va se demander où je suis passée.
— Vous avez raison. » Spence se releva lentement. Ari restait assise. Il la regarda, lui tendit la main et l’aida à se mettre debout.
« Merci », dit-il à voix basse.
Ils traversèrent la pièce et Ari se retourna, ayant retrouvé son allure désinvolte, et reprit son rôle de maîtresse de maison. « Nous aurons de la chance s’ils ne mangent pas aussi la nappe, dit-elle en repassant à côté du buffet.
— La prochaine fois que j’ai une petite envie de mousse, je sais où aller », dit Spence.
Elle se retourna vers lui et posa sa main sur son bras : « J’espère que vous n’attendrez pas ce genre d’occasion. » Avant qu’il puisse répondre, elle s’était engouffrée dans la foule et avait disparu.
Spence retourna chez lui seul, dans un état fébrile d’anticipation, presque d’éblouissement. Il avait oublié l’angoisse qui l’étreignait quelques heures auparavant ; de fait, il avait oublié beaucoup de choses. Ce qui avait pris possession de lui à l’instant ne laissait pas beaucoup de place à ces idées noires. Bien qu’il ne pût nommer ce qu’il ressentait – ne l’ayant jamais ressenti auparavant –, il savait que cela avait un rapport étroit avec une personne nommée Ariane Zanderson.
La chaleur de ce sentiment le surprenait et l’égarait. D’un point de vue rationnel, il était totalement incapable de le décrire. Il semblait défier toute analyse objective, et le laissait là cherchant à tâtons une explication, comme quelqu’un qui cherche dans l’obscurité un interrupteur. Pas un instant il n’eut l’idée que ce sentiment fugace pût être de l’amour.
Il entra son code et le panneau répondit en s’effaçant pour l’admettre dans le laboratoire plongé dans l’obscurité. Pas de Tickler ni de Kurt en vue : ils devaient avoir terminé leur travail depuis longtemps et quitté le laboratoire. Cela lui convenait parfaitement. Il n’avait pas envie de penser au projet, ni à Tickler ou aux scans. Tout ce qu’il désirait était se débarrasser de sa combinaison et se laisser tomber sur son lit, ce qu’il fit, après avoir demandé à MIRA un appel de réveil.
Spence scrutait les profondeurs d’une énorme faille tandis que le grondement d’un tonnerre souterrain ébranlait les rochers auxquels, terrifié, il s’accrochait. L’épouvantable rugissement résonnait jusqu’à travers ses tripes. Au-dessous de lui, tournoyaient dans l’obscurité d’étranges formes qui se frottaient et s’élimaient en produisant une poudre bleue fine comme un nuage de velours.
De grands éclairs bleutés fendaient l’air et déchiraient momentanément l’obscurité du gouffre. Il se pencha et eut une vue claire de la masse en mouvement au-dessous de lui. À la lueur des éclairs, dans la trépidation et le gémissement du brassage, il en distinguait le contenu : des os. Les énormes restes des squelettes de créatures préhistoriques gigantesques, s’écrasaient dans un mouvement perpétuel.
La foudre balaya le rocher sur lequel il était perché, il sentit ses mains arrachées à leur appui et tomba à la renverse dans le gouffre. Il tournoyait dans l’air, les doigts déchirant le vide à la recherche d’une prise sur la roche. C’était trop tard.
Spence plongeait en hurlant dans le tourbillon de cette danse macabre.
Il s’enfonçait en tournant, encore et encore. La fine poussière bleue soulevée par des courants d’air chaud ascendants lui brûlait les yeux, lui remplissait le nez et la bouche, l’étouffait. Il se convulsa et suffoqua tandis que des vapeurs noires l’ensevelissaient.
Peu à peu, le terrible grondement de tonnerre disparut. Il tombait comme une pierre dans un espace informe. Il ne sentait rien et n’entendait rien – hormis les battements de son cœur et les pulsations de son sang dans les oreilles. Il avait la sensation que sa chute serait sans fin. Il se dit aussi qu’une telle idée était absurde.
Peut-être, se dit Spence, que je ne suis même pas en train de tomber. Mais quel autre sens donner à tout cela ? Et tout d’un coup, une nouvelle peur l’assaillit : il était en train de rétrécir. Immédiatement, il se sentit vraiment rapetisser – par paliers infimes – devenant toujours plus petit. Bien qu’il n’eût pas de point de référence pour évaluer sa taille, il sentait qu’il devait maintenant être minuscule. Et il continuait à rétrécir.
C’est comme cela que tout finira, pensa Spence. L’univers implosant sur lui-même, revenant à toute allure en arrière, au big bang de sa création, comprimant tous ses atomes dans cette seule étincelle élémentaire d’où était née toute la matière. Et il faisait l’expérience de ce processus ; il ne faisait qu’un avec lui. Maintenant et pour toujours.
Il n’eut pas besoin d’être réveillé cette fois. Spence était pleinement conscient de son environnement, et se rendait compte également que cela faisait un certain temps qu’il était réveillé. Il n’y avait pas de moment charnière précis qu’il pût identifier, lui permettant de dire : « Là, je dormais, là j’étais éveillé. » La frontière floue entre la veille et le rêve avait été gommée. Elle n’existait plus. Dans l’esprit de Spence, la réalité et le rêve s’étaient confondus.
Devant lui flottait le halo iridescent de lumière bleue, d’où partaient des filaments faiblement lumineux qui ondulaient dans l’obscurité de la pièce. Ces filaments semblaient vouloir l’atteindre et l’attirer dans le halo vert. Il se sentait soulevé, tiré, projeté et reconnaissait ces sensations pour les avoir déjà éprouvées de la même façon.
Il savait qu’il avait déjà vécu la même expérience – la couronne iridescente, les filaments lumineux, la masse sombre et informe qui se mouvait au centre. Il le savait, mais il n’en avait aucun souvenir. Il le savait et c’était tout.
Il vit sous ses yeux, avec une fascination morbide, le centre tournoyant du halo se condenser en une masse faiblement lumineuse. Il sentit comme une oppression dans la poitrine : ses poumons étaient en feu et il réalisa qu’il avait retenu son souffle. Son cœur battait à tout rompre dans sa cage thoracique et il sentait l’odeur de la peur qui s’échappait de lui comme le relent émis par la fourrure mouillée d’un animal. Mais la chose le clouait sur place.
La terreur semblait n’être qu’une réponse physique. Il en prenait note avec une curiosité scientifique, comme on enregistrerait en laboratoire la progression de l’ébullition de l’eau dans un alambic et sa transformation en vapeur, ou les différents stades d’une réaction chimique classique. L’horreur qu’il ressentait appartenait à une autre partie de lui-même, et cette partie s’était déconnectée de son cerveau.
Un bruit, comme le tintement produit par des aiguilles ou des éclats de verre s’entrechoquant, s’amplifia. Il prit note du bruit et remarqua qu’il semblait provoquer un certain picotement à la surface de sa peau. Il plongea son regard au plus profond du halo vert et vit les éléments qu’il contenait s’entrelacer pour prendre des formes vaguement humaines. Puis ces traits fantomatiques se figèrent dans un visage, identifiable cette fois : le visage émacié de Hocking.
Sous le regard malveillant de l’apparition, Spence plissa les yeux avec peine. Il avait la bouche sèche et ne pouvait ni parler ni crier. Il en avait perdu jusqu’à la volonté.
Hocking se mit à parler en s’adressant à lui, et dit : « Vous commencez à vous habituer au stimulus, Spencer. C’est bien. Vous faites des progrès remarquables. Nous allons bientôt essayer quelques commandes simples. Mais une chose est indispensable avant même que vous soyez prêt. Nous devons établir une connexion mentale permanente qui permette aux impulsions de ma pensée de parvenir jusqu’à vous. À cet effet, je vous ai envoyé des suggestions à travers vos rêves. Mais quand le lien sera établi entre nos pensées, je pourrai le faire aussi bien pendant votre état de veille. » Le visage décharné de Hocking souriait et Spence, tétanisé, regardait fixement devant lui.
« Cela ne vous fera pas de mal », rassura Hocking. « Détendez-vous. Fermez les yeux. Faites le vide complet dans votre tête. Pensez seulement à la couleur bleue. Concentrez-vous sur la couleur bleue, Spencer. Ne pensez à rien d’autre. »
Spence obéit aux commandes de l’image. Il ferma les yeux et remplit l’écran de son cerveau d’un ton de bleu vibrant et intense. Ses poings se desserrèrent et il s’affaissa, la tête penchée en avant, le menton sur la poitrine.
« Dans un moment, je vous dirai d’ouvrir les yeux et de me regarder. Mais pas avant que je vous le dise ; vous comprenez ? Concentrez-vous… Faites exactement ce que je vous dis… concentrez-vous…»
Spence se sentit perdre connaissance. C’était comme si son esprit – tout ce qui composait ce qu’il pouvait appeler Spence et qui formait sa personnalité – s’écoulait de lui, comme le liquide d’une bouteille. Cette sensation produisit en lui un frisson qui le parcourut tout le long de la colonne vertébrale et jusque dans ses membres. De nouveau le son du tintement aigu s’amplifia, vrillant le sommet de son crâne pour envahir son cerveau.
Le vertige le prit, en même temps que se formait, enfoui quelque part au plus profond de lui, un petit noyau dur de résistance. Mais les terribles forces qui le dominaient menaçaient de lui ravir même cela.
Non ! pensa Spence. Je ne peux pas laisser faire cela ! Les mots, répercutés dans son cerveau, manquaient d’assurance. Toute force l’avait abandonné.
Non ! cria-t-il de nouveau. Arrêtez ! Arrêtez ! Il ne savait pas s’il avait vraiment prononcé ces mots ou s’il les avait seulement pensés. Cela n’avait pas d’importance. Il s’accrochait à ce petit noyau de résistance, décidé à lutter pour conserver ce dernier lambeau de lui-même. Il constata qu’en se battant pour s’y raccrocher, un petit reste de sa volonté lui revenait.
« Détendez-vous. Ne résistez pas. Détendez-vous, Spencer. Ceci ne vous fera aucun mal. » Il entendait la voix de Hocking à l’intérieur de lui-même. Hocking était là, présent à l’intérieur de lui.
L’horrible révélation l’atteignait dans un état de conscience très diminuée.
« Non ! Je ne veux pas ! » hurla Spencer en relevant brusquement la tête. Il ouvrit les yeux et vit le halo vert fluorescent et l’horrible visage de Hocking qui le dominaient. Mais il vit autre chose qui, comme un choc, le ramena à la réalité.
Les filaments tremblants qui s’échappaient de la périphérie du halo étaient tendus et dirigés dans sa direction jusqu’à le toucher. Il sut que s’il ne rompait pas aussitôt ce contact, il cesserait d’exister. Spence Reston ne serait plus qu’une coquille vide habitée par l’esprit de Hocking et sous le contrôle de sa volonté. Il ne pouvait accepter cela.
Au fond de lui-même, il sentait déjà la présence de Hocking l’imprégner. Il poussa un hurlement et se jeta au sol en s’efforçant d’agiter ses membres lourds comme du plomb. Mais les filaments ne voulaient pas lâcher prise et restaient collés à son front.
Tremblant sous l’effort, les muscles liquéfiés et vidé de sa force, il se propulsa sur le sol jusqu’au sanicube. Se hissant une main après l’autre, il parvint à se mettre debout.
« Asseyez-vous, Spencer. Détendez-vous. Nous avons presque fini. Détendez-vous. Concentrez…» La voix de Hocking chantait dans sa tête. « Détendez… Détendez… Détendez…»
Il pressa la plaque d’accès, et la porte de la cabine s’ouvrit. Il vacilla sur le seuil.
« Détendez-vous, Spencer. Asseyez-vous. »
Spence entendit un craquement et sentit sa joue glisser contre la paroi lisse du sanicube.
La cabine parut se renverser et il glissa au sol, moitié dedans et moitié dehors. Sa tête heurta une plaque de commande au sol et il entendit le ronronnement du mécanisme qui se mettait en marche tandis qu’une pluie fine de poudre tombait sur lui comme de la neige. Le bruit assourdi de la machine fut le dernier qu’il entendit.